Le Temps suspendu
- Publication : 27 novembre 2011
Le temps suspendu, le Tout retrouvé
de Colline à Que ma joie demeure,
de Jean Giono
John Baude
Introduction
Jean Giono publie son premier roman en 1929. Ce sera Colline. Quelques années plus tard, en 1935, paraît Que ma joie demeure. Dans l’intervalle, se sont succédés bien des romans et des nouvelles. Mais la plupart de ces œuvres ont pour personnages des paysans, pour cadre des contrées et des villages isolés, un temps et une action indépendants de l’Histoire, à l’exception du Grand Troupeau[1] . C’est un monde en soi que celui des romans de Giono de ces années-là. En outre, ils ont pour thème commun, certes avec des nuances, une « recherche de la joie née de la fusion avec la nature et le grand Tout ». Cet ensemble, par sa relative homogénéité, constitue « une première époque qui irait de Colline à Que ma joie demeure »[2].
Pour autant, ce n’est pas d’un univers paradisiaque dont il s’agit dans ces romans. Cette quête de la joie trouve sa raison d’être dans un sentiment initial de malaise : le désespoir amoureux dans Un de Baumugnes ; l’agonie d’un village dans Regain ; le départ à la guerre dans Le Grand Troupeau. Plus difficile à cerner précisément, en l’absence d’événement comparable, serait le mal être qui s’empare des paysans de Colline ou de celui qui, dans Que ma joie demeure, les taraudait, voire les poussait au suicide, avant que n’arrive parmi eux un inconnu nommé Bobi.
Et, à la différence des autres romans, ce malaise obscur grandit ou renaît.
Dans le premier de ces romans, les paysans sont effectivement en proie à une inquiétude croissante quant au silence, selon eux inhabituel, étrange, qui les entoure. L’arrêt de la fontaine du village les fait verser définitivement dans un sentiment de panique et dans l’irrationnel, d’autant qu’un vieillard, Janet, détenteur du savoir qu’ils lui prêtent, ne cesse de raviver leurs peurs. Dans le second, si une tonalité heureuse et enthousiaste domine dans une grande partie du roman, si les paysans trouvent une espérance et une raison de vivre dans les paroles et les actes de cet homme, Bobi, celui-ci ne parvient cependant pas à semer la joie, à empêcher un nouveau suicide. Lui-même finit par marcher au devant de la mort.
Mais la singularité de ces deux romans réside avant tout – et c’est ce point qui sera traité en priorité ici - dans le style. Phrases courtes, rythme troué de blancs typographiques dans Colline ; lyrisme foisonnant et continu à la suite d’un incipit marqué par l’extraordinaire et la lumière dans Que ma joie demeure. Si ces deux écritures en apparence aux antipodes peuvent trouver des échos éventuels dans d’autres romans de cette même période auxquels on pourra se référer, Colline et Que ma joie demeure n’en demeurent pas moins, pour chacune d’elles, l’ouvrage symptomatique. Ces deux romans encadrent cette première époque, comme ils semblent encadrer tout un éventail de la technique de Giono, avant que l’écrivain ne montre dans son œuvre ultérieure qu’il pouvait encore l’élargir.
Ces deux styles, comme on le verra, diffèrent en bien des points, en premier lieu sur la manière de poser le roman dans l’incipit et les premières pages. Dans Colline, prévaut en effet une temporalité d’habitude, insidieusement perturbée par une étrangeté. A l’inverse, Que ma joie demeure est d’emblée marqué par la franche et soudaine irruption de l’extraordinaire. L’une est entourée d’un mystère inquiétant, l’autre est parée d’un halo d’extase.
De même, la texture des deux romans n’est en rien comparable. A l’émergence dans le premier, cette mise en relief statique qui sépare, s’oppose dans le second, la fluidité du mouvement qui relie. Ce sont non seulement les êtres et les choses qui, selon, émergent ou coulent au long du texte, mais également le temps. Ainsi ces deux styles traduisent chacun un rapport particulier à l’espace et au temps.
Ils ont toutefois pour trait commun de se développer sur fond de vide, celui du texte dans Colline, de l’espace dans Que ma joie demeure. Dans un cas, du fait du statisme, le vide demeure au cœur de la langue et de l’espace. Il n’en donne que plus de force à la parole délirante de Janet. Dans l’autre, le vide appelle un lyrisme, porté à la boursouflure et à la démesure, pour le combler.
Mais sur les émergences en surplomb du vide, se prolongent dans Colline des instants particuliers, tels des points d’orgue, tandis qu’aux extrémités de Que ma joie demeure, resplendissent des apothéoses baroques permettant « la fusion avec la nature et le grand Tout », dans un temps en suspens.
Ce sont ces cheminements du style de Giono, convergeant vers une immobilisation momentanée du temps, dont il sera question dans cette étude.
[1] Toutefois Le Grand Troupeau, roman relatif à la première guerre mondiale, est loin d’être aussi précis quant aux lieux et aux dates que bien des romans consacrés à ce sujet. En outre, il alterne les scènes du front et celles de l’arrière dans des hameaux de Provence, lesquelles occupent la moitié de l’ouvrage.
[2] Mireille Sacotte, « Avant-propos », Giono l’enchanteur, actes du colloque international, Paris, 2-4 octobre 1995 / sous la direction de Mireille Sacotte – Paris, Grasset, 1996, p. 7