On parlait alors du Brexit, le virus ne faisait pas encore la une et, à Granville, sur la côte de la Manche, un vent de folle légèreté soufflait, tournant les esprits vers le carnaval. Les masques étaient fantaisistes, joyeux, abondants. Les carnavaliers pouvaient être des milliers dans la rue, ils pouvaient s’étreindre et s’embrasser sans crainte. Alice aurait tant aimé faire de même. Alice demeurait confinée avant l’heure. Mais un grand voyage l’attendait…
Lire la suite : Le tour du monde dans son repaire
Dans le recueil
Jours de plomb, publié en 2013 aux éditions La Feuille de thé, seulement quelques nouvelles mettent en scène un enfant. Pourtant, je crois bien
que toutes ont pour point de départ l'enfance, plus exactement la promesse dont elle est porteuse. Promesse des adultes à l'enfant sur son devenir ? Oui, en partie,
parfois, mais surtout la promesse que l'enfant se fait à lui-même sur sa vie et le monde, qui tôt ou tard est mise à rude épreuve. Comment vit-on avec elle
au fil des années ? La laisser pour une vieillerie dans un coin de soi au nom d'un temps révolu, ou l'étouffer de peur qu'elle vous culpabilise ou bien encore
la maintenir vivante à fleur de peau et lui rester fidèle, pour ce qu'elle contient d'espérance où l'homme, la femme, puiseront afin d'aller, chacun à sa façon
et sans céder au cynisme, vers la liberté, l'égalité et, disons-le, la fraternité et l'amour ? Ne pas trahir l'enfant qu'on a été. Alors on vit, travaille
dans ce monde, on en fait nécessairement partie mais on n'y adhère pas. L'appartenance sans adhésion, c'est cela que j'appelle la singularité. Ce recueil
propose douze histoires, douze tentatives amorcées, avortées, ou pleinement vécues de la singularité. Enfant mon aïeul...
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L’homme a posé sa serviette et s’emploie maintenant à défaire sa cravate solidement nouée. Il s’acharne, elle résiste. Son cou à peine délivré, il ôte sa veste de costume. Il la regarde. Il n’est pas sûr qu’elle soit la sienne. Celle du collègue est presque la même, d’un gris à peine plus soutenu qu’il craint toujours de se tromper. L’homme pense à ce collègue de la banque, qui partage son bureau, sourires croisés dix heures durant, dont on lui a rapporté les manigances destinées à lui ravir son poste d’adjoint au chef. La veste a glissé du dossier de la chaise. Il la laisse à terre, ne cherche pas à savoir, parce que, finalement, peu lui importe qu’elle lui appartienne ou non, il s’en est débarrassé, voilà ce qui compte. Il est maintenant torse nu, en caleçon, il se sent beaucoup mieux. Il respire. La lueur est inchangée, sa femme n’est pas encore venue. Il lui reste à enlever son visage du bureau et à retrouver le vrai. Et il ira vraiment très bien.
revue Europe,
mars 2007 L'enfant croit son père quand il lui promet qu'un jour ils iront en vacances et que ce sera Nice. Ce jour, un certain été, il le pense enfin arrivé. Mais le père
mise beaucoup trop sur le hasard et les espoirs de l'enfant s'effondrent. Celui-ci tente alors, comme il peut, de gagner la mer. Ce n'est que bien plus tard qu'il
verra Nice. Il pensera alors aux vacances rêvées, aux siennes et à celles de tout enfant.
Cette année, c'était sûr, on partirait. Papa l'avait dit, répété, avec sa joie, avec ses mots à lui, son exubérance, son désir de plaire mais pas seulement, avec aussi son goût, son besoin même, de toujours redonner vie à ce qui fanait. Peut-être parce qu'il ne supportait pas la vue de ce qui commençait à dépérir. Il avait trop peur, confronté à la souffrance, d'être gauche pour ne pas dire désemparé, et de montrer l'autre moitié de lui, vulnérable, tenue dans l'ombre, qui ne pouvait être celle qu'un homme tel que lui laissât paraître. En cet été, mon enfance manquait cruellement d'eau. Il ne s'en était probablement pas aperçu mais il avait dû mesurer combien mon attente était grande. Alors, quand je lui avais demandé la veille encore si nous partirions, il m'avait à peine regardé. "Adrien, je te l'ai promis." Nous irions donc à la mer.
NRF, Gallimard,
octobre 2006 Enfant
puis adulte, Julien ressent douloureusement la trahison. Mais de l'épreuve de l'enfance vécue à l'école, il saura tirer la leçon pour affronter et surmonter celle
de l'âge adulte sur son lieu de travail, en s'ouvrant à d'autres, bien loin de l'entourage professionnel, avec un sentiment de fraternité.
Après la colère, après la tempête, il est maintenant échoué sur le banc, plus léger, au repos, avant que la mer le reprenne. Il commence à mieux saisir ce qui lui a fait mal, et dont la douleur demeure, encore un peu, à l'évidence, même si ça lui déplaît. La gueule cassée de l'amitié dont il refusait le visage, dont il avait les blessures. La trahison. Pas celle de Farigot. Avec lui, tout était possible. Non, celle de gens qu'il avait formés, aidés, soutenus au Ministère et avec qui il avait pris plaisir à travailler, qu'il avait cru connaître, et pour certains, qu'il avait même pensés amis... Et qui d'un jour s'étaient éloignés, l'avaient jugé encombrant, lui avaient dit bonjour en passant comme on glisse une aumône, à lui Julien sur le trottoir de la Carrière comme on serait sur le trottoir de la vie. Par lâcheté. De peur que je leur prenne la main plutôt que l'aumône. Maintenant, je crois que je sais mieux pourquoi je boxe.
Et j'avance, suivi de mon imposant chargement, m'enfonçant dans le dédale des ateliers, entre les rangées des machines et leurs hommes en coutil qui, découvrant cette tête nouvelle à mon premier passage tôt ce matin, m'ont souhaité la bienvenue à leur façon, sobre, contrainte, raccourcie, rythmée par l'appétit des lames et la cadence de toute cette organisation, d'un simple lever de menton ou d'un plissement du coin de la bouche. Depuis, je suis entré dans les rouages. Mais la première impression d'être avec eux, je l'ai eue ce matin, quand j'ai enfilé mon bleu. Avec la curieuse sensation de me mêler sans en être....
Brutalement le réel s'impose à moi, dressé sur mon lit : les draps blancs tatoués "Lycée Chaptal", les cadenas sur les armoires. Les pas se répètent, les voix se font plus fortes, une multitude se met en marche, s'ébranle, happe les récalcitrants, irrésistible. Tous - potaches besogneux, profils de squales, tristes zombies ou visages émaciés de prédateurs, d'une vitalité carnassière - tous sont alignés devant une glace et un lavabo. Les uns étirent le masque de la fatigue sans pouvoir l'arracher, les autres s'ébrouent. La sonnerie, avec l'acharnement d'une sirène, presse les retardataires.
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