Le tour du monde dans son repaire
- Publication : 27 juin 2020
Le tour du monde dans son repaire
Elle le veut beau, elle le veut blond, elle le veut grand. Comme sur une image de magazine qu’elle ne feuillette jamais, sauf chez le dentiste ou le coiffeur, mais elle a bien le droit de rêver. Bien sûr, si elle doit préciser sa quête, elle le veut intelligent aussi. Elle ne s’imagine pas vivre avec un homme qui ne le serait pas. Il doit également être sensible, chaleureux, authentique… A force d’ajouter des qualités chaque matin qui suit une rencontre, Alice est encore célibataire à 32 ans. Les rencontres, maintenant, elle les espace, elle est plus sélective et le reste du temps, elle contemple des images sur son écran d’ordinateur et elle rêve. Elle parcourt une galerie de princes charmants. Sans illusion mais elle en a besoin. Son emploi à la Croix-Rouge lui fait côtoyer la misère du monde. Enfin, celle de Granville ou du Cotentin, parce que du monde elle connaît seulement des visages. Peu nombreux. Ici, les migrants n’espèrent plus traverser la Manche. Si, comme elle, ils bredouillent de l’anglais, elle en sait un peu plus que par la lecture de leurs yeux. Mais leurs yeux en disent déjà beaucoup. Souvent ils n’ont pas de passeport. Alors elle tente de leur faire situer leur pays, leur ville, sur une grande carte du monde punaisée au mur. Leur index est une boussole qui marque tantôt l’Est, tantôt le Sud, puis qui dérive par des routes et des mers. Les autres, bien plus nombreux, ceux qui peuvent se raconter sans carte mais n’en ont guère envie, voyagent d’un banc à un porche quand il pleut. Avec la Croix-Rouge pour repaire quand le froid est plus mordant que la pluie, la faim plus cruelle que le froid. Elle a voulu ce travail. Elle ne regrette pas. Mais il requiert une force intérieure qu’elle craint parfois de ne plus avoir en vivant seule, sans épaule, sans confident, sans amour.
Elle était heureuse de préparer le carnaval. Comme chaque année, il apporterait des moments de liesse dans la grisaille froide et venteuse de février. Cette fois, elle avait même rejoint l’équipe en charge de construire le char des pauvres, celui qui ouvre la cavalcade et recueille les pièces des âmes généreuses pour une œuvre sociale. L’équipe l’avait nommé « 20 000 gueux sous la maire », élections obligent, sur une idée d’Alice. Elle avait tant lu Jules Vernes durant son enfance. Sans doute parce qu’elle était un peu garçon manqué comme disait son père, persuadé qu’un tel auteur ne pouvait plaire aux filles. Et que les 20 000 Granvillais riches ou pauvres deviennent des gueux, voilà une petite provocation qui l’amusait. N’est-ce pas aussi la magie du carnaval que de brouiller, renverser et balancer par-dessus bord les hiérarchies sociales ? Aujourd’hui, jour de carnaval, jour de cavalcade, Alice arbore le T-shirt fabriqué pour l’occasion, avec la photo imprimée du Nautilus flambant jaune, un yellow submarine que n’auraient pas renié les Beatles. Mais Alice n’assiste pas à la cavalcade. Elle entend bien la clameur depuis sa fenêtre entrouverte. Son appartement du premier étage n’a pas de vue sur le parcours, il en a une sur la mer. Elle s’est calée dans son fauteuil pour la voir et n’en bouge plus. Sur le côté, elle a son écran d’ordinateur et la galerie d’hommes tous souriants, trop souriants. Qu’expriment leurs yeux ? Elle a souvent lu leurs mots pour savoir. Peu convaincue, elle n’a eu de cesse de continuer le voyage, d’un blond à un blond, puis avec des détours par les bruns qui ouvrent plus d’horizons. Elle a ainsi élargi sa zone de navigation. Elle a changé de ville, de région, elle a passé des frontières puisque le marché des rencontres est lui aussi mondialisé. Elle a traversé des mers. L’Angleterre, l’Irlande, le Canada et même le Japon. D’abord en face de chez elle puis au bout du monde pour de petits messages avec un inconnu. C’est presque une bouteille à la mer. Une envie d’évasion. De fuite ? Mais à force d’ajouter des qualités, elle a trop de repères. Elle ne se laisse pas porter par le courant. Elle n’est pas prête à accoster.
Les migrants ne sourient pas ainsi ou ils ne sourient pas.
Elle grimace. Elle peine à bouger sa jambe, elle ne s’est pas encore habituée, elle est rentrée avant-hier de l’hôpital. L’équipe lui a rendu visite et continuera de le faire ici. Aujourd’hui ils sont tous sur le Nautilus. Dire qu’il va falloir garder ce plâtre pendant une douzaine de semaines.
Aziz avait un merveilleux sourire. D’abord farouche, il s’est progressivement ouvert comme une petite fleur au printemps. Il est arrivé au début d’un carnaval. Syrien, il était passé par les Alpes, avaient dit les autorités. Entre la Syrie et les Alpes, mystère, on ne savait rien sinon son sauvetage en mer Egée. Et combien de villes, de fleuves, de plaines et de montagnes traversés ? Autant qu’elle n’en verrait jamais, qu’elle n’en pouvait même imaginer. Il avait environ dix ans. Lui ne pouvait pas dessiner du doigt son périple sur la carte. Il l’a dessiné avec des crayons de couleur sur du papier. Le gris, le marron, le noir souvent suffisaient. Il y avait toujours des armes, des soldats, des camions, des avions, des bateaux aussi qui n’étaient jamais jaunes. Et des gens allongés. Un professeur en retraite, bénévole, est venu nous aider. Quand il n’était pas là, je faisais comme lui, j’invitais Aziz à tirer des lettres d’une boîte, nous répétions les sons, nous formions des mots, nous montrions les images associées sur un livre illustré. Un voyage vers l’alphabet. Il en faisait d’autres, c’est sûr, quand je l’emmenais voir la mer. Il aimait la contempler. Il l’avait déjà vue mais où ? Il ne l’avait pas dessinée. Un jour, il m’a montré un bateau à l’embarcadère pour Jersey et je n’ai pas su s’il voulait le prendre, ce qui n’était évidemment pas possible, ou s’il voulait me parler de sa traversée pour rejoindre l’Europe. Quand Aziz a su parler un peu le français, il a rejoint une école primaire à Cherbourg. Il n’a pas eu le temps de me raconter ses voyages. Peut-être un jour reprendra-t-il la mer. Aujourd’hui elle est grise et agitée, le vent souffle sur la côte, le Roi Carnaval perdra sa couronne et les flammes de son bûcher monteront jusqu’au ciel. Alice connaît l’immuable dénouement, même par grand soleil. Elle n’a jamais manqué un carnaval. Ce sera le premier, d’autant qu’elle ne sait rien des autres chars de la cavalcade. Chaque équipe garde le sien jalousement secret.
Elle s’enfonce dans ses souvenirs. A 32 ans, ce ne sont pas des eaux si profondes mais elle les veut ainsi, loin de la surface du temps, qu’elle n’aime guère depuis quelques mois ou bien quelques années. Cette jambe cassée est finalement une aubaine. La voilà recluse, sans échappatoire. A bord de sa chambre, elle explore les abysses. Quel monstre tapi la prive de bonheur ? Voici un passionnant et périlleux voyage qu’elle n’a cependant nulle envie d’entreprendre. Elle ne souhaite pas débusquer les repères malheureux du passé pour découvrir le monstre. Elle préfère naviguer à vue, elle finira bien par trouver son île, quitte à monter plus souvent à la hune. D’ailleurs, si les eaux de sa mémoire ne sont pas trop troubles, le capitaine Nemo lui-même ne dévoile pas sa part de ténèbres. Elle sourit. Elle n’est pas seule. Des têtes viennent aux hublots. Ils ne sifflent pas, ils ne lancent pas d’œillade, de petits signaux lumineux qui clignotent le font pour eux. Ces messieurs veulent parler. Mais elle ne croit plus à leur île. Pour autant, elle ne les plonge pas dans le noir, elle n’éteint pas l’écran. Ils sont une compagnie, certes dérisoire, mais une compagnie dans sa cabine en attendant de retourner sur le pont. Et puis, même sans masques, eux-aussi sont carnavalesques. Elle détourne le regard, elle continue de contempler la mer. On ne voit pas Chausey.
Je devais avoir l’âge d’Aziz et ce n’est pas à Nemo que je songeais alors, ni à ces messieurs. Je leur préférais mes copains, ceux de Deux ans de vacances dont je venais de terminer la lecture. Il était devenu mon roman préféré de Jules Verne, jusqu’au prochain. Tous des garçons mais je n’avais aucune difficulté à m’identifier à eux. Garçon manqué, aurait répété papa. Tous anglais sauf le chef, français. Je serais la cheffe et anglaise, cela avait le goût du large, déjà le parfum de l’aventure. Je partais avec la classe. Comme dans le roman, je donnais au bateau le nom de notre école, la Providence. Nous parcourions des mers, nous affrontions des tempêtes jusqu’à ce que l’une d’elles nous fût fatale. La Providence échouait sur une île déserte du Pacifique. Elle ressemblait beaucoup à Chausey où j’allais parfois passer le dimanche… avec les parents. L’imagination a tout de même quelques repères. C’était l’angoisse et l’euphorie mêlées d’avoir notre royaume. Il fallait inspecter l’île, trouver de la nourriture, couper du bois, faire du feu, bâtir une cabane. Je distribuais les tâches. Les copains contestaient mon autorité parce que j’étais une fille. Mais ils se regroupaient vite derrière moi car à l’horizon s’annonçaient des pirates…
Pour nous, pour moi, le naufrage et la survie n’étaient qu’un jeu.
Et si, après le Nautilus, le deuxième char était la Providence. Puis, merci encore Monsieur Jules Verne, viendraient le ballon Victoria et sa nacelle pour s’envoler cinq semaines, avec des nuages pour compagnons de voyage, et aller rechercher par-dessus l’Europe, la Méditerranée, le Proche-Orient, l’Afrique et que sais-je encore, les parents, les frères et les sœurs d’Aziz. Nous ne sommes pas assez de gueux ici. Si la voie par les airs se révélait difficile, nous passerions par le centre de la terre. Il y a bien dans son pays un volcan ou un gouffre par où entrer et, avec mon sens aigu de l’orientation dans les galeries et les grottes, nous réussirions à sortir par le Stromboli. De l’Italie à Granville, ce serait ensuite un jeu d’enfants. Mais il faudrait plus d’un tour du monde et de 80 jours pour aller chercher tous les petits Aziz. Si l’hospitalité ici n’était pas au rendez-vous, nous devrions alors songer à de bien plus longs voyages. Jules Verne, encore lui, avait pensé à tout. Aziz et moi habiterions l’intérieur d’un obus, un de ceux qu’il a dessinés à son arrivée. Mais il aurait maintenant des couleurs et pour seul objectif la lune. Dans la foule du carnaval, avec confetti et serpentins volant d’une épaule à l’autre, je saluerais le savant Lidenbrock qui connaît les entrailles de la terre et qui pour l’heure serait trop occupé à souffler dans une langue de belle-mère. Je prendrais par la main mon grand ami Phileas Fogg, encore un Anglais, qui court contre le temps pour réaliser son tour du monde. J’embrasserais le capitaine Nemo pour le faire rire. Aziz, lui, danserait avec les enfants du capitaine Grant, pour qui tout a commencé par un message de détresse dans une bouteille à la mer. Comme quoi elle peut être parfois le début d’une aventure. Tous seraient là, tous dans la cavalcade. Et peu m’importe qui se cache derrière ces costumes et ces masques. C’est carnaval ! Eux, je suis prêt à les suivre. Faux repères, elle sait, donc sans repères. Mon île reste encore bien mystérieuse…
Le téléphone sonne. C’est violent. Il met le feu à mon voyage. Qui ? Je ne connais pas ce numéro. Il insiste. Dans sa tête, c’est un homme au bout du fil. Elle jette un œil à l’écran comme si elle craignait de voir un sourire plus clignotant qu’un autre et flanqué d’une oreillette.
Sa voiture gêne. Elle est sur le parcours du défilé, elle avait oublié. Après hésitation, craignant les mauvais plaisantins du téléphone, elle avait laissé son numéro en évidence près du pare-brise en attendant de la déplacer le lendemain. C’était juste avant sa chute. Les services de la fourrière sont déjà en action dans le quartier. Elle ne peut pas conduire. Il semble surpris. La voix est jeune, douce. Alice se laisse aller à en donner la raison. Il se propose de déplacer la voiture. Il est prêt à monter. Confier les clés à un inconnu ? Il faut répondre. Ce n’est ni un mauvais plaisantin ni un sale type. Elle croit en sa voix. Elle a décelé un léger accent même s’il parle un français excellent. Elle accepte. Bien trop confiante, se reproche-t-elle déjà. Elle pourra tout de même voir à qui elle a affaire. Elle peut regarder par l’œilleton et ne pas lui ouvrir. Zut ! Elle n’a pas verrouillé la porte, elle voulait éviter de se lever dans la journée. Elle n’a même pas pensé lui demander s’il était du service d’ordre ou s’il était simplement altruiste. Il est déjà dans l’immeuble, elle entend ses pas dans l’escalier. Il frappe. Il est trop tard pour se hisser du fauteuil, se saisir de ses cannes anglaises et s’approcher de la porte. Elle a le temps d’éteindre le regard des autres et de mettre le loup qu’elle aurait voulu porter ce soir. Curieuse protection.
C’est ouvert. Il est devant elle. Il est châtain mais presque blond, il n’est pas grand mais tout de même de taille moyenne. Il s’avance. Il lui tend la main. Phil. Pardon ? Il répète son prénom. Je suis anglais, je vis à Jersey. Je suis venu pour le carnaval. Troublée, elle ne soulève qu’en partie son loup. Elle aussi se présente puis ne sait quoi dire. Ni merci, bienvenue, je vous attendais, ou enfin ! Elle a soudain beaucoup moins d’imagination. Vous savez, il faut conduire à droite. Il sourit franchement et répond « je sais » qu’il prononce comme s’il disait Jersey. Il n’est pas timide. Il a une assurance discrète mais certaine jusque dans son sourire, à laquelle on s’abandonne volontiers. Il a… Il est… Il remarque le Nautilus sur son T-shirt. Elle explique avoir participé à sa construction. Puis elle se tait. Lui parle. J’ai lu Jules Verne, j’aimais bien. Elle est estomaquée qu’il connaisse l’écrivain et même le Nautilus. Vous avez peut-être lu Wells ? La machine à explorer le temps ? Ou L’Homme invisible ? C’est très bien aussi. Elle meurt d’envie de découvrir. En plus, il est cultivé. Vous voulez voir le Nautilus dans le défilé ? Elle lui montre sa jambe. Jer’ sey bien. Vous vous accrocherez à moi. Elle remonte son loup sur ses cheveux. Il la regarde dans les yeux. Elle se plonge dans les siens. Leur éclat est celui de l’eau au soleil. Il a soutenu son regard, il a souri puis il a tourné la tête. Il est beau ! Elle arrache son loup. Vous auriez un foulard noir ? Elle s’appuie sur une canne, se lève et fouille dans une commode. Il prend le foulard, le plie en deux, il en entoure sa tête en se couvrant un œil. Vous avec votre jambe, moi avec mon œil, nous aurons l’air de pirates ! Elle n’ose lui dire qu’il ne devrait surtout pas se priver d’un œil. Tenant toujours sa canne, elle passe son autre bras autour de l’épaule de Phil. Lui enserre sa taille pour la maintenir contre lui et éviter qu’elle ne glisse. Clopin-clopant, ils sont prêts. Vous avez bien votre clé de voiture ? Yes. Elle a quitté son repaire. Elle est déjà en voyage. Et elle pense à bien mieux que la voiture. Avec lui, elle irait sur n’importe quel esquif. Avec lui, elle prendrait bien deux ans de vacances.